A quoi ressemblent les bénéfices réels de la continuité en rivières ordinaires? (Tummers et al 2016)

Une publication de chercheurs anglais nous montre ce que peut être une opération de continuité "réussie" quand elle est vue par l'oeil de spécialistes des poissons: une simple variation dans la localisation de quatre espèces communes, déjà présentes dans la rivière concernée, avec certaines qui profitent et d'autres non, selon les stations. Que ce genre de résultats passionne l'ichtyologue dans le cadre de son travail d'analyse et d'expérimentation, on peut le comprendre. Que l'on entreprenne de dépenser l'argent public à détruire des paysages et des patrimoines sur un grand nombre de rivières pour ce genre de gains, on ne peut pas l'accepter. Il faut que chaque projet de continuité fasse un bilan préalable des peuplements piscicoles, des modalités de gestion (PDPG) , pour exposer aux élus les bénéfices réellement attendus avant de signer un blanc-seing à des chantiers coûteux et nuisibles pour les riverains.

Jeroen S. Tummers et ses collègues (Université Durham, Wear Rivers Trust) publient un article sur la restauration de continuité sur la rivière Deerness, au Nord-Est de l'Angleterre.

Leur travail a consisté principalement à examiner finement des comportements de poissons (dispersion, montaison) à l'aide de techniques de marquage et capture, télémétrie, pêche électrique.

Nous n'entrerons pas dans le détail de leur recherche, intéressant surtout le spécialiste. Ce qui motive ici notre curiosité, c'est la nature exacte des gains : montrer l'exemple d'une opération de restauration de continuité que des chercheurs peuvent estimer "réussie" sur une rivière ordinaire, sans grand migrateur ni grand barrage, le genre de rivières qui a été assez abondamment classé à aménagement obligatoire en France.

Le tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre les résultats sur 8 obstacles à l'écoulement (seuils, piles de pont, buses) qui ont été aménagés ou contournés.

Extrait de Tummers et al 2016, art. cit., droit de courte citation.

Pour comprendre ce tableau

  • la colonne S1…S8 désigne les obstacles à l'écoulement, amont (us) et aval (ds),
  • les colonnes chiffrées désignent les densités de poissons par 100 m2 pour la truite (bt), le chabot (bh), le vairon (m) et la loche franche (sl),
  • les chiffres grisés sont ceux avant restauration,
  • les chiffres surlignés jaune (par nous) sont ceux où la tendance est soit nulle soit mauvaise (baisse) après restauration,
  • les colonnes NTAXA désignent le nombre d'invertébrés, les colonnes MINTA la valeur de qualité écologique de ces invertébrés (M = moyenne, G = bonne, H = excellente).

Qu'observe-t-on ?

  • Sur plusieurs stations de la rivière, il y a des déclins et non des gains;
  • en dehors du point le plus élevé (S8) pour la seule truite, les poissons étaient déjà présents partout avant la restauration;
  • les gains de densité existent, mais ils sont modestes (on reste dans le même ordre de grandeur, variation faible);
  • certaines espèces (loche franche) ne profitent pas de la restauration (beaucoup de baisses);
  • dans deux cas, l'indice de qualité de l'eau mesuré par invertébré est moins bon après qu'avant.

Ces résultats à deux ans sont un contrôle intermédiaire et ne préjugent pas de l'évolution de la population, ni de l'arrivée à terme d'autres espèces (désirables ou indésirables) que favorise la continuité écologique.

Discussion
Les trois chercheurs se félicitent des résultats obtenus, estiment que cela montre l'intérêt de la restauration et, quand elle est possible, de la suppression des obstacles pour permettre même à des espèces peu mobiles comme le chabot de circuler.

C'est donc ce genre d'articles que l'on trouve cités dans les "revues" de littérature grise favorables aux réformes de continuité écologique. On dit aux citoyens que l'écologie de  la conservation s'intéresse à la continuité longitudinale (ce qui est vrai) et lui trouve souvent des vertus (ce qui est également vrai), mais la pédagogie s'arrête là. On oublie opportunément de montrer le détail des résultats constatés, en particulier sur les petits ouvrages peu étudiés par rapport aux grands barrages.

Pour un spécialiste de la faune aquatique, ces résultats sont éventuellement intéressants. Mais la continuité écologique n'est pas qu'une expérimentation pour ichtyologues : c'est une politique publique engageant l'argent des citoyens, modifiant le profil et le paysage des rivières, nuisant aux intérêts de certains usagers, créant des préjudices aux propriétaires d'ouvrages, altérant parfois des éléments patrimoniaux. En France, elle coûte des centaines de millions d'euros d'argent public (subventions des agences de l'eau) grève le budget des collectivités obligées de mettre les ouvrages qu'elles possèdent (moulins, étangs) en conformité et représente une lourde charge financière pour les particuliers.

Dans les rivières "ordinaires" qui ont été classées en masse au titre de la continuité écologique dans les têtes et milieux de bassins, la "défragmentation" ne concerne souvent que des espèces communes déjà présentes en densité variable selon les stations. Dans ces cas-là, le gestionnaire devrait justifier auprès des élus des gains concrets qu'il attend, sur la base de populations actuelles mesurées et de projections à la robustesse démontrée. Un vrai leurre concernant des peuplements 100% artificialisés et remodelés chaque saisons la veille de l'ouverture de la pêche par des lâchers de surdensitaires. Nous avons du mal à admettre la prétendue nécessité écologique de dépenser des fortunes pour détruire des ouvrages hydrauliques à l'aune exclusive de la pêche de loisir qui a la faculté, l'expertise et l'exclusivité de gérer les peuplements piscicoles pour la satisfaction de ses clients (*).

Sur certains fleuves côtiers et axes fluviaux, il existe incontestablement des besoins de migration d'espèces présentes à l'aval mais bloquées par des obstacles. La continuité se justifie dans ces cas, à condition toutefois que ses coûts économiques sociaux soient proportionnés à l'intérêt qu'on prête à ces espèces migratrices et que les chantiers ne se traduisent pas par une perte de biodiversité: disparition de zones humides, destruction d'espèces et/ou de plantes protégées.

Cette analyse globale des écosystèmes est totalement occultée. Seul l'angle des espèces piscicoles, fussent-elles en voie d'extinction ou en espoir de régénération potentielle, prime sur les autres espèces inféodées à ces milieux. C'est une approche "perdant-perdant": on ne sait absolument pas ce que l'on gagne en détruisant, et surtout, on ne sait pas ce que l'on perd.

L'AFB (Agence française de la biodiversité) aura du mal à résoudre l'incohérence fondamentale entre la précipitation aveugle destructrice actuelle et la gestion de la biodiversité sur le long terme.

Référence

Tummers JS et al (2016), Evaluating the effectiveness of restoring longitudinal connectivity for stream fish communities: towards a more holistic approach, Science of the Total Environment, 569–570, 850–860

(*) La gestion "lâcher-capturer" de la pêche récréative ne nous pose pas problème, c'est un choix commercial concevable; ce qui nous semble dérisoire, c'est qu'un loisir  usurpe un vague argumentaire environnemental dont 99% des pratiquants n'ont cure.

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