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Droit d’eau du moulin et d’un étang : attention aux interprétations de l’administration

Inondations-sécheresses-qualité de l’eau. Face à ces trois éléments majeurs sur lesquels elle est censée agir, l’administration de l’eau et de la biodiversité a de plus en plus de mal à justifier la casse du patrimoine hydraulique français par la lorgnette radicale et contestée de la continuité dite « écologique ». Aussi recourt-elle à d’autres stratégies. L’abrogation d’un droit d’eau fondé en titre au motif de ruine de l’ouvrage est une menace parmi d’autres.
Etangs et moulins sont dans le collimateur. Il ne se passe guère une semaine sans qu’un cas nous soit rapporté.
La tentative d’abrogation de droit d’eau donne lieu à de nombreux excès de pouvoir des DDT-M.
Le juge lui, est plus précis, impartial et constant.
Ainsi, le Conseil d’Etat rappelle régulièrement les critères d’appréciation de la ruine et de l’incapacité de faire usage de l’eau selon la construction originelle.
Un barrage avec une brèche, des vannes absentes, un bief engravé ou encore la ruine du bâtiment du moulin ne signifient pas que la force motrice de l’eau ne puisse plus être valorisée, même temporairement dans l’année.
Cette énumération non exhaustive de la jurisprudence permet de répondre à quelques questions.

Le droit d’eau est un droit tenant à la capacité de dériver l’eau d’un cours d’eau et d’user de la force motrice de l’eau pour:

  • les usines hydrauliques de moins de 150 kW de puissance réglementées avant 1919,
  • les étangs et moulins en cours d’eau non domaniaux existant avant 1790,
  • les moulins  en cours d’eau domaniaux existant avant 1566.

Le droit d’eau dit fondé en titre (pour site existant avant 1790) ou sur titre (réglementé entre 1790 et 1919) d’un moulin ou d’une usine hydro-électrique est essentiellement attaché au génie civil du bien : à partir du moment où il est physiquement possible sur le site d’utiliser la force motrice de l’eau, le droit d’eau persiste.

Le droit d’eau peut effectivement se perdre par la « ruine« . Mais cette notion est complexe à apprécier. La préfecture (service de police de l’eau DDT-M)  doit exposer matériellement un état de ruine. Il lui revient de démontrer et de justifier l’exactitude de ses constats au plan du droit et d’éviter les appréciations rapides et univoques.

La jurisprudence du Conseil d’Etat exige une ruine complète qui empêche tout usage de la force motrice, et non pas une ruine partielle des divers éléments constitutif du droit d’eau
Ces quinze derrières années ont rappelé une jurisprudence constante de la plus haute juridiction du droit administratif. (Rappelons qu’un arrêt du Conseil d’Etat prévaut sur ceux de rang inférieur: CAA (Cour administrative d’Appel) et TA (Tribunal administratif). Cela signifie que le plaignant, ayant constitué un dossier robuste, qui n’aurait pas obtenu gain de cause au TA, doit faire appel et porter son dossier à la CAA, puis si besoin en cassation.

⇒ L’arrêt « Laprade Energie » (Conseil d’Etat, n°246929, 5 juillet 2004) a posé le principe d’interprétation qui prévaut et qui se trouve répété dans la plupart des arrêts ultérieurs: à savoir que « la force motrice produite par l’écoulement d’eaux courantes ne peut faire l’objet que d’un droit d’usage et en aucun cas d’un droit de propriété ; qu’il en résulte qu’un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d’eau n’est plus susceptible d’être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d’affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d’eau ; qu’en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit« .

Dans cet arrêt « Laprade Energie », le conseil d’Etat observe qu’une ruine alléguée de barrage, une obstruction partielle de canal d’amenée et une végétalisation partielle de canal de fuite ne permettent pas de valider une perte du droit d’eau :

« Considérant ainsi que la non-utilisation du moulin Vignau depuis 1928 n’est pas de nature à remettre en cause le droit d’usage de l’eau, fondé en titre, attaché à cette installation ; que si l’administration fait état de la ruine du barrage, elle n’apporte pas la preuve de cette allégation et, notamment, ne fournit aucune précision sur la nature des dommages subis à l’occasion de la crue centennale de 1928 ; qu’en revanche la SA LAPRADE ENERGIE fait valoir, sans être contredite sur ces différents points, que le canal d’amenée n’est qu’obstrué par les travaux de terrassement entrepris dans le cadre d’une autorisation préfectorale accordée le 8 juillet 1983 puis annulée par le juge administratif ; que le canal de fuite, s’il est envahi par la végétation, demeure tracé depuis le moulin jusqu’au point de restitution ; qu’il pourrait être remédié à la dégradation subie en son centre par la digue, qui consiste pour partie en un banc rocheux naturel, par un simple apport d’enrochement ; qu’ainsi, la possibilité d’utiliser la force motrice de l’ouvrage subsiste pour l’essentiel ; qu’il suit de là que c’est à tort que le préfet des Pyrénées-Atlantiques a considéré que le droit fondé en titre de la SA LAPRADE ENERGIE était éteint ». 

⇒ Dans l’arrêt du Conseil d’Etat n°263010, 16 janvier 2006, le caractère partiellement délabré d’un site ne suffit pas à abroger son droit d’eau dès lors qu’il peut encore « être utilisé par son détenteur« :

« Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment des actes produits par l’intéressé, que le moulin situé sur la rivière Le Lausset, dans la commune d’Araujuzon, acquis par M. A, existait avant 1789 ; que si cet ouvrage est partiellement délabré, ses éléments essentiels ne sont pas dans un état de ruine tel qu’il ne soit plus susceptible d’être utilisé par son détenteur ; que, dès lors, il doit être regardé comme fondé en titre et qu’ainsi le moyen tiré de ce que son exploitation serait soumise à autorisation selon les règles de droit commun ne peut qu’être écarté »

⇒ Dans l’arrêt du Conseil d’État n°280373 du 7 février 2007, l’absence d »entretien d’un étang de retenue, son encombrement d’embâcle et son assèchement n’implique pas que le moulin attenant ne peut utiliser la force motrice si l’hydaulique originelle est rétablie, donc cela ne suffit pas à établir que le droit d’eau devrait être abrogé:

« qu’en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n’aient pas été utilisés en tant que tels au cours d’une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit de prise d’eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit ; Considérant qu’en se fondant, pour juger que l’étang situé sur la rivière ‘Le Gouessant’, à proximité du moulin dit de ‘la Ville Angevin’, ne pouvait être regardé comme fondé en titre, sur la circonstance que cet étang n’a pas été entretenu et est resté encombré de débris depuis au moins vingt ans, et se trouve actuellement asséché, sans rechercher si la force motrice de cet ouvrage était encore susceptible d’être utilisée par son détenteur, la cour administrative d’appel de Nantes a entaché l’arrêt attaqué d’erreur de droit ; que M. et Mme A sont fondés à en demander, pour ce motif, l’annulation »

⇒ Dans l’arrêt du Conseil d’État n°414211 du 11 avril 2019, arrêt important dit « du moulin du Boeuf » des dégradations passées affectant le barrage et les vannes, de même que l’engravement du bief n’empêchent nullement le propriétaire de faire des travaux de réfection, de faire constater l’existence d’une puissance hydraulique exploitable et donc de voir reconnaître son droit d’eau (et de faire valoir indemnisation en cas de perte d’un droit réel immobilier par action administrative) :

« il ressort des appréciations souveraines de la cour non arguées de dénaturation que si les dégradations ayant par le passé affecté le barrage et les vannes ont eu pour conséquence une modification ponctuelle du lit naturel du cours d’eau, des travaux ont été réalisés par les propriétaires du moulin afin de retirer les végétaux, alluvions, pierres et débris entravant le barrage et de nettoyer les chambres d’eau et la chute du moulin des pierres et débris qui les encombraient, permettant à l’eau d’y circuler librement avec une hauteur de chute de quarante-cinq centimètres entre l’amont et l’aval du moulin, où une roue et une vanne récentes ont été installées. La cour, en jugeant que ces éléments caractérisaient un défaut d’entretien régulier des installations de ce moulin à la date de son arrêt, justifiant l’abrogation de l’autorisation d’exploitation du moulin distincte, ainsi qu’il a été dit, du droit d’usage de l’eau, a inexactement qualifié les faits de l’espèce. »

⇒ Dans l’arrêt du Conseil d’État n°420764 du 24 avril 2019, le caractère ébréché d’un barrage, même assez largement pour restaurer un écoulement préférentiel en lit mineur, ne forme pas pour autant un état de ruine si la réfection n’implique pas « reconstruction complète« :

« Par une appréciation souveraine des faits non entachée de dénaturation, la cour a tout d’abord relevé, que le barrage du moulin de Berdoues, qui s’étend sur une longueur de 25 mètres en travers du cours d’eau, comporte en son centre une brèche de 8 mètres de longueur pour une surface de près de 30 mètres carrés, puis relevé que si les travaux requis par l’état du barrage ne constitueraient pas une simple réparation, leur ampleur n’était pas telle  » qu’ils devraient faire considérer l’ouvrage comme se trouvant en état de ruine « . Ayant ainsi nécessairement estimé que l’ouvrage ne nécessitait pas, pour permettre l’utilisation de la force motrice, une reconstruction complète, elle n’a pas inexactement qualifié les faits en jugeant que le droit fondé en titre attaché au moulin n’était pas perdu dès lors que l’ouvrage ne se trouvait pas en l’état de ruine »

 

⇒ autre  arrêt du Conseil d’Etat

⇒   arrêt de la CCA de Nantes

La philosophie commune de la jurisprudence des conseillers d’Etat est claire: la ruine des éléments nécessaires à faire usage de l’eau doit être telle qu’il est impossible de pérenniser cet usage, sauf à engager une reconstruction complète.  Dans ce cas, le pétitionnaire doit déposer un dossier de demande d’autorisation environnementale.

Les services de l’Etat commettent donc une erreur manifeste d’appréciation et en excès de pouvoir quand ils tentent d’abroger un droit d’eau au simple motif qu’ils ont envie d’actionner cette guillotine. La mode actuelle et l’intention qui en découlent ne sont pas des arguments sérieux qui fondent la décision du juge.

 

illustration: barrage en mauvais état, mais un débit important alimente encore le moulin

 

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