Taux d'étagement et qualité piscicole

Ce que disent certaines études... et ce qu'on leur fait dire

Une étude portée par l'Onema et l'Université de Rennes 1 (Chaplais 2010) est parfois citée comme la "démonstration" que les seuils et barrages constituent la principale altération de la qualité piscicole des cours d'eau (par exemple Onema 2011, Onema-DDT-AELB 2011). Sa lecture attentive laisse pourtant planer quelques doutes sur les conclusions que l'on peut réellement en tirer.

Principal résultat (lu à l'endroit) :  70 à 80% de la variance du score IPR (qualité piscicole)  ne s'expliquent pas par les seuils.

Pour analyser l'influence des seuils, l'auteur choisit d'analyser en Loire-Bretagne la corrélation entre la qualité piscicole mesurée par l'Indice Poisson Rivière (IPR) et le taux d'étagement des cours d'eau. Ce dernier désigne la proportion du dénivelé d'un cours d'eau qui est occupée par des seuils : par exemple, s'il existe 60 mètres de chutes aménagées sur un dénivelé naturel de 100 m, le taux d'étagement est de 60%.

Le principal résultat de l'étude est exprimé dans le tableau ci-après :

ResultatsChaplainR2

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  Le R2 désigne en statistique le coefficient de détermination : il mesure la qualité d'une régression linéaire simple ou multiple (ici simple). On observe que selon le découpage en tronçon choisi (SCAN25 ou SYRAH), le R2 s'établit à 0,312 ou 0,207. L'auteur le traduit par: "Les valeurs de R2 relativement élevés de ces analyses illustrent l’existence d’une relation significative entre le taux d’étagement et l’indice poisson. Le poids de cette perturbation dans la structure des peuplements piscicoles est évalué à 31% de la note de l’indice poisson."

 Cette traduction n'est pas tout à fait correcte, car elle laisse entendre que le R2 mesure la proportion du score absolu IPR directement explicable par les seuils.  En réalité, un R2 à 0,3 (a fortiori 0,2) est généralement considéré comme une valeur faible quand on cherche la robustesse d'un modèle : elle signifie que 30% (ou 20%) de la variance du phénomène observé (ici le score IPR) est associée au facteur étudié (ici le taux d'étagement). Donc que 70% (ou 80%) de la dispersion IPR restent inexpliqués par l'étagement. Il n'est pas étonnant que l'on trouve des IPR de qualité bonne ou excellente dans des zones impactées par des seuils ou barrages  OCE-Etude_Seuil_IPR 

Il est intéressant d'observer que le score du R2 chute (à 10% de la variance expliquée sur chaque bassin Est et Ouest) lorsque l'on utilise le système SYRAH, qui se caractérise par des tronçons plus longs prenant en compte plus d'altérations. L'auteur observe pour justifier son propre découpage en tronçons plus modestes (SCAN25) : "Etudier cette problématique à échelle plus locale permet de mieux cibler les réelles perturbations occasionnées sur les peuplements piscicoles par les seuils et barrages. Les tronçons SYRAH sont en moyenne de 3 à 5 fois plus grands que les tronçons «SCAN25», or plus le tronçon est grand, plus il va intégrer d’autres facteurs écologiques." Cette observation devrait ouvrir un débat plus approfondi : quelle est la bonne échelle spatiale pour mesurer et pour apprécier les relations causes-effets d'une dégradation piscicole ? Il est utile que S. Chaplais lance ce débat, mais il est étonnant que l'autorité en charge de l'eau passe à l'action avant même que le débat ait lieu. Si l'on prétend que l'action publique est fondée sur la science, il faut éviter d’improviser en anticipant le rythme (lent) de progression de la science...

Influences de l'échantillonnage

Se pose en outre le problème de l'échantillonnage. L'auteur souligne la faible densité des points de contrôle du réseau RCS (au mieux, une station pour 50 km de linéaire de rivière, et quasiment rien sur le chevelu hydrographique des têtes de bassin). Il précise que la sélection l'amène à former un lot de station : "le lot complet est constitué de 127 stations (116 DiR2 et 11 DiR4) réparties de la manière suivante : 37 stations pour le lot Ouest (DiR2) et 90 stations pour le lot Est (DiR2 + DiR4)". On observe donc que l'échantillon est numériquement faible, et que le lot Est compte 2,4 fois plus de stations que le lot Ouest. Le résultat est contre-intuitif puisque ce lot Est (n=90) se trouve à la fois l'échantillon le plus important, le plus impacté par le facteur d'étagement et le plus faiblement corrélé ; le fait que, sur ces deux sous-ensembles, on observe une nette variation du R2 (0,173 à 0,431) ne plaide pas spécialement pour la robustesse du résultat obtenu. Ce problème de la taille d'échantillon devient plus critique quand on classe comme le fait l'auteur les 127 stations en sous-ensembles d'étagement (par 5 tranches 20%) : par exemple les tronçons à 60-80% ou 80-100% dans le lot Ouest n'ont que deux mesures chacun.

 A ce problème d'échantillonnage spatial s'ajoute celui des séries temporelles : la stabilité de l'indice IPR au gré des campagnes de mesure (le choix de fréquence est généralement de deux ans, cf Onema 2011, mais c'est évidemment peu pour apprécier l'évolution des scores IPR selon les facteurs naturels de variabilité, comme la température et les précipitations, ou simplement des effets stochastiques).

 Une autre manière de l'observer est que la même analyse R2 rapportée (par régression linéaire simple) à la charge en nutriments (eutrophisation) aboutit selon l'auteur à un score de 0,092, soit à peu près nul pour un R2. En conclura-t-on que l'azote et le phosphore, localement assez abondants en rivières de Loire-Bretagne, sont quasiment sans effet aucun sur les variations de qualité piscicole ? Ce serait douteux... ou alors un résultat révolutionnaire en ichtyologie!

 Le phénomène de divergence entre les résultats de chaque bassin est encore plus marqué quand l'auteur étudie seulement les poissons rhéophiles (mesure NER au sein de l'IPR, 2e colonne du tableau ci-dessus) : le R2 varie alors de 0,191 (Est) à 0,666 (Ouest). Ce score spécifique NER compte par ailleurs pour 50 à 80% de la variance du score IPR dans les tronçons étudiés : que la proximité de seuils (faciès lentique) se traduise par une moindre présence d'espèces rhéophiles (faciès lotique) n'a rien de très étonnant. Il reste à savoir si l'effet concerne toute la rivière ou la seule zone d'influence des remous des seuils (c'est-à-dire si les rhéophiles disparaissent de la rivière ou s'ils recherchent simplement des zones principes à leur développement). Certains travaux (cités par l'auteur) suggèrent ainsi que les barrages à petite chute créent plutôt des variations spatiotemporelles des populations de poissons (Gillette et al 2005 sur la Neosho) ou que l'effet des seuils reste modeste par rapport à d'autres paramètres physiques (Cumming 2004 sur 13 628 sites). On observera au passage qu'il existe une certaine circularité dans ce type de travaux : l'IPR est destiné par construction à identifier une influence humaine puisque la référence de cet indice a été formée de 650 sites comportant la moindre présence anthropique dans leur bassin (Oberdorff et al 2002).

 De la description à la prescription : un saut un peu rapide...

Un dernier problème observé dans ce travail est que l'auteur passe d'une statistique descriptive (le contenu de l'étude) à une inférence probabiliste (la conclusion) sans aucun outil méthodologique pour justifier ce saut qualitatif : Samuel Chaplais décerne ainsi, par masse d'eau, des probabilités plus ou moins élevées de retour au bon état écologique si l'autorité publique suit un programme de réduction du taux d'étagement par effacement des ouvrages hydrauliques.

 Or cela pose un problème évident de méthode : d'une part parce que 70% en SCAN25 (ou 80% en SYRAH) de la variance IPR ne sont pas expliqués par les seuils ; d'autre part parce que la probabilité pour une masse d'eau d'atteindre le bon état écologique demande a minima l'examen de l'ensemble des facteurs dégradants (qui sont autant de facteur de confusion au sens statistique, c'est-à-dire de paramètres co-influents mais ignorés dans une régression linéaire simple), ce qui n'est pas réalisé par l'étude.

 L'auteur cite à l'appui de son propos quelques exemples épars d'opérations de restauration écologique : mais il serait bien plus convaincant de livrer une méta-analyse de ces travaux et de leur suivi, afin de vérifier si le gain piscicole promis est au rendez-vous et dans quelle proportion. A notre connaissance, cela n'est disponible ni dans la littérature française, ni dans la littérature nord-américaine (où le nombre d'effacements d'ouvrages est plus important depuis les années 1980).

 A cela s'ajoute que, pour le décideur, l'approche par étagement est aveugle sur la détermination des ouvrages prioritaires à supprimer au regard d'hypothétiques avantages environnementaux (l'objectif n'étant pas l'effacement pour l'effacement, vu les coûts directs et indirects importants de ces opérations et le manque structurel de moyens par rapport à l'ensemble des besoins de qualité des rivières). Passer d'un étagement de 80% à un étagement de 50% peut s'obtenir de diverses manières selon le nombre, la répartition et la hauteur des ouvrages sur le linéaire, mais selon quels facteurs déterminants ?

 Pour conclure, Samuel Chaplais propose une démarche intéressante, mais certainement perfectible, pour évaluer l'influence des seuils sur la qualité piscicole. L'auteur signale qu'un travail de plus grande ampleur (mené par Damien Salgues, Onema-Irstea) est en cours, à une échelle nationale et en utilisant l'outil d'analyse de pression SYRAH. Il serait sage pour l'autorité en charge de l'eau d'attendre les résultats de cette future étude.

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 Références

Chaplais S (2010), Etude des impacts de l'étagement des cours d'eau sur les peuplements piscicoles en Bretagne et en Pays de Loire,   taux d'étagement_Chaplais   Onema Université de Rennes 1.

Cumming GS (2004), The impact of low-head dams on fish species richness in Wisconsin, USA, Ecological Applications, 14, 5, 1495-1506

Gillette DP et al (2005), Spatiotemporal patterns of fish assemblage structure in a river impounded by low-head dams, Copeia, 3, 539-49

Observatoire de la continuité écologique et des usages de l'eau (2013), Obstacles à l'écoulement et qualité piscicole.

Oberdorff T et al (2002), Application et validation d'un indice poisson (FBI) pour l'évaluation de la qualité biologique des cours d'eau français, Bull. Fr. Pêche Piscic., 365-366,  405-33

Onema (2011), Réseau de contrôle de surveillance. Synthèse des données piscicoles Bretagne Pays de Loire (2007-2010)

Onema, DDT, Agence de l'eau Loire-Bretagne (2011), Fiche d’aide à la lecture du SDAGE Loire-Breatgne. Application dans les SAGE des dispositions 1 B-1 1-B2 et de l’orientation fondamentale 9B concernant le taux d’étagement des cours d’eau