Quatre scientifiques s'expriment sur la continuité écologique

Nous publions les vidéos des conférences données le 23 novembre 2016 à l'Assemblée nationale par quatre experts de la gestion des milieux aquatiques. Ces scientifiques sont de formation et spécialisation diverses (géographie et morphologie, hydrobiologie, sociologie), ils ont abondamment publié, enseigné et/ou travaillé sur l'écologie des rivières, ils sont membres pour certains des conseils scientifiques des Agences de l'eau. Il s'agit donc d'une analyse interne de certains dysfonctionnements de la politique publique de l'eau.


Christian Lévêque, "Restaurer la biodiversité des cours d’eau, mais laquelle ?"
Docteur ès sciences – directeur de recherches émérite à l’IRD- Président honoraire de l’Académie d’Agriculture. Spécialiste des milieux aquatiques, de l'écologie et de la biodiversité, il a publié récemment : Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l'écologie et la restauration des cours d'eau (éditions Quae).

 


Jean-Paul Bravard, "Des mesures pavées de bonnes intentions pour des rivières semées d’embûches"
Géographe, professeur émérite à l’Université de Lyon, membre honoraire de l'Institut universitaire de France, médaille d'argent CNRS, il a été responsable de la Zone Atelier Bassin du Rhône et a publié de nombreux travaux scientifiques sur la morphodynamique fluviale et l’écomorphologie de cours d’eau de Franc comme dans différents pays du globe (impacts des barrages, plaines alluviales).

 


André Micoud, "Protéger les rivières, est-ce tout naturel?"
Sociologue, directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de la Maison du fleuve Rhône, officier du Mérite agricole. Il a publié de nombreux articles sur l'environnement, le patrimoine et le rapport aux fleuves, notamment : "Des patrimoines aux territoires durables ; ethnologie et écologie dans les campagnes françaises", "La patrimonialisation du vivant", "La campagne comme espace public".

 


Guy Pustelnik, "Quelle continuité pour quels poissons et quels sédiments ?"
Docteur en géographie, ingénieur hydrobiologiste, il est directeur d' Epidor, EPTB du bassin de la Dordogne. Spécialiste des poissons migrateurs, il travaille à concilier tous les usages de l'eau.

Ces interventions rejoignent et confirment le diagnostic que l'OCE porte depuis plusieurs années déjà. La réforme de continuité écologique ne souffre pas d'un problème superficiel d'"incompréhensions" qui seraient solubles dans la "pédagogie", comme le veut un certain discours paternaliste d'une administration refusant de reconnaître les limites et échecs de cette réforme. Elle pâtit d'abord de problèmes structurels de conception, de méthode et de gouvernance.

Malgré une base scientifique fragile, limitée à quelques disciplines avec très peu de retours d'expérience scientifiques sur les petits ouvrages majoritaires, la continuité écologique a donné lieu à des choix précipités et irréalistes, tant par l'ampleur du linéaire concerné que par le délai d'aménagement, la complexité des dossiers, le coût des chantiers, la rigidité de la mise en oeuvre. L'objectif d'abord mis en avant – faire remonter des grands migrateurs menacés en aménageant progressivement depuis l'aval, améliorer le transit sédimentaire là où il est déficient par rapport à la capacité d'érosion et transport – s'est transformé en une entreprise protéiforme de "renaturation" où l'on intervient sans grande cohérence, y compris pour des espèces communes de rivières ordinaires, y compris sur des rivières en équilibre sédimentaire. La violence matérielle et symbolique de ses "solutions", consistant souvent à faire pression pour détruire des ouvrages et changer le cadre de vie riverain, ne cesse d'envenimer les rapports humains et de dégrader l'image des gestionnaires sur les sites concernés.

Certaines interventions de cette séance à l'Assemblée nationale révèlent aussi les pressions qui existent autour de cette réforme, non seulement la pression que subissent les maîtres d'ouvrage et riverains sur le terrain, mais aussi la pression dans la production, la discussion et la diffusion des informations scientifiques. C'est inacceptable. Le libre échange des idées et le libre examen des hypothèses sont au coeur de notre pacte démocratique moderne. Que l'écologie des rivières, intéressante et nécessaire, soit ainsi l'otage et l'alibi de rapports opaques de pouvoir est déplorable. Ceux qui l'ont emmenée dans cette impasse portent une lourde responsabilité sur la montée de la méfiance, voire de la défiance des riverains et usagers face à tout discours de progrès environnemental désormais perçu comme une pente glissante visant à imposer des contraintes ingérables ou un discours de façade cachant des arbitrages assez peu scientifiques (voire parfois assez peu écologiques) en dernier ressort.

Il faut en sortir, et en sortir par le haut.

Notre premier besoin:

serait  d'entendre la voix de l'ensemble de la communauté scientifique concernée, dans le cadre d'une expertise collective pluridisciplinaire visant à définir le cadre des connaissances actuelles, de leurs limites et de leurs incertitudes. Il faut dépasser l'omniprésence des "dires d'experts" (rapports de techniciens ou ingénieurs spécialisés) qui, s'ils ont une valeur d'information certaine, ne sont pas pour autant le reflet exact des connaissances scientifiques actuelles. Cette parole collective des chercheurs ne saurait être le monologue de telle ou telle spécialité : on ne peut pas parler des continuités biologiques et morphologiques sans parler aussi des continuités historiques, patrimoniales, paysagères, sociales et symboliques des territoires concernés ; on ne peut pas parler de l'impact des seuils et barrages sans préciser la nature exacte de ces impacts, la réalité des gains attendus, le coût pour atteindre ces objectifs, l'évaluation des services réellement rendus à la société dans l'hypothèse où les résultats sont au rendez-vous ; on ne peut pas parler de la "renaturation" des rivières sans problématiser ce paradigme qui n'a rien d'anodin ni d'évident au regard de plusieurs millénaires d'hybridation entre vivant, milieu et société, sans se demander "quelles natures" désirent les citoyens.

Notre second besoin:

Le besoin impérieux, serait d’instaurer une démocratie de sachants. A la différence de la démocratie participative qui fonctionne bien, mais qui n’intéresse personne [les Agences de l’eau, à très grands frais, consultent régulièrement les usagers de l’eau pour un piètre résultat de ~0,05% de réponses, mais l'outil est en place], il est paradoxal de constater que les principaux acteurs concernés n’ont pas voix au chapitre. Il s’agit des paysans, propriétaires forestiers, d’étangs et de moulins (qui représentent peut-être les ¾ du territoire national).

S'il est un domaine où cette dépossession décisionnelle est vécue comme particulièrement illégitime, c'est celui de l'eau, des cours d’eau et des zones humides.

Des normes, règles, circulaires, classements, inventaires, prescriptions diverses sont doctement pris dans des instances où leurs trop rares voix, quand ils y sont conviés, sont noyées dans des comités qui édictent des contraintes réglementaires… que d’autres devront appliquer.

A l’heure où on loue la démocratie dans l’arbre décisionnel, ce déni démocratique probablement unique, spécifique à la thématique de l’eau, est très mal vécu sur le terrain.

Le troisième besoin serait de restaurer l’écologie, une analyse systémique et une ‟cohérence écologique”

Mission difficile, voire impossible, tellement le terme est désormais servi à toutes les sauces, usurpé, mais toujours utilisé de manière dithyrambique.

L’écologie naissante dans les années 1960, observée avec grand scepticisme, tournée en dérision dans les années 1970, est maintenant portée au pinacle. Les observateurs que nous sommes trouvent assez dérisoire, en tout cas très invalidante cette lecture manichéenne de l’écologie quand elle est devenue propriété exclusive :

  • des partisans de l’écologie politique qui ont confisqué l’écologie (tantôt opposés, tantôt alliés circonstanciels des pêcheurs),
  • des AAPPMA plutôt favorables aux moulins synonymes de réserves d’eau lors des étiages sévères,
  • de la FNPF qui protège les milieux aquatiques mais qui les a profondément perturbés et remodelés tels qu’ils devaient être (pourquoi pas : la pêche de loisir a un rôle social important et un poids économique légitime, mais cela n’a strictement rien à voir avec l’écologie),
  • de l’ONEMA qui protège l’eau mais qui baisse pavillon face aux gros pollueurs…

Résultat : l’écologie apparue comme une lueur d’espoir aurait dû être unanimement portée.Elle est devenue synonyme de technocratie lointaine.Elle a surtout été bafouée car le terme a été accaparé à des fins politiques ou économiques, drapé à présent d’un sceau légal…

des notions très éloignées des besoins des écosystèmes et de l’environnement.

 

 

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