Il faudra 50 ans pour exécuter les obligations liées au classement des rivières. L'exemple de la DDT 63

Un document de la DDT 63 (Puy-de-Dôme) illustre certains problèmes de la continuité écologique: interprétation hasardeuse ou tendancieuse du droit (demande de justification de la légalité de l'ouvrage, proposition appuyée d'effacement d'un ouvrage autorisé), refus de prescrire des solutions de gestion, d'entretien et d'équipement alors que la loi y oblige l'administration, nombre d'ouvrages traités (10 par an) dix fois trop faible pour tenir le délai légal de cinq ans imposé par les classements des rivières, soit 2017-2018. 

Le document mis en ligne sur un site de partage public est une présentation de l'état d'avancement du traitement du classement des rivières et de la mise aux normes des ouvrages dans le Puy-de-Dôme, à l'occasion d'une journée dédiée à la continuité écologique.

On apprend qu'une première phase de décompte des ouvrages en liste 2 aboutit à "525 ouvrages recensés comme infranchissables, ou franchissables avec difficulté". Plus de 500 ouvrages sur un seul département... on mesure à ce chiffre l'ampleur du classement des rivières. Il ne concerne pas quelques sites sur des axes importants de certains bassins versants, mais impacte bel et bien l'ensemble du patrimoine hydraulique de nos territoires.

La DDT 63 a envoyé aux propriétaires un courrier "leur demandant de faire part de leur décision sur la solution d’aménagement envisagée". Nous rappelons que les propriétaires n'ont pas à s'exécuter devant ce genre d'injonction : le texte de la loi est clair (voir ici son analyse détaillée), c'est à l'administration qu'il revient de prescrire (donc motiver) des solutions de gestion, équipement et entretien (voir cet article). Il est particulièrement important que les maîtres d'ouvrage, leurs associations et leurs fédérations homogénéisent la réponse aux DDT-M sur ce point.

On observe que parmi les "solutions", la DDT inclut "effacement": il convient sur ce point de demander au Préfet au nom de quel texte légal ou réglementaire cette destruction est ainsi suggérée par son administration ? Sur un ouvrage autorisé (et tous les fondés en titre le sont au terme de l’article L.214-6 al. II CE), la consistance légale (hauteur, débit) doit être respectée et il ne revient certainement pas à un service de l'Etat de proposer dogmatiquement, sans base légale ni réglementaire une destruction pure et simple de la propriété privée.

Si cette proposition d'effacement faisait partie des courriers envoyés aux propriétaires, il y aurait probablement matière à recours en abus de pouvoir contre les services de la Préfecture (voir de manière générale cet article sur le cadre juridique des effacements, ainsi que ces précisions sur les sédiments et sur les espèces invasives).

On observe également dans la présentation DDT 63 qu’elle demande indistinctement aux propriétaires de justifier le droit d'eau. Situation hélas classique, alors que tous les ouvrages en rivière sont présumés autorisés et qu’un inventaire exhaustif a été réalisé dans le passé aux fins d’encaisser les taxes. L'Etat doit cesser d’inverser la charge de la preuve et de faire peser une suspicion collective d'illégalité non motivée (voir cet article). Dans les faits, à l'occasion du passage des services de Ponts et Chaussées aux DDE-DDA (~1960), on sait que nombre d'archives ont été perdues ou détruites, et que l'administration a fait preuve d'une longue négligence dans la gestion des moulins, en raison du déclin de leur activité économique première. Dans le cadre d'une modernisation de l'action publique qui équivaut parfois à la casse pure et simple des services publics, cette administration aimerait aujourd'hui faire disparaître les droits d'eau et diminuer les règlements d'eau dont elle a déjà mal assuré le contrôle au cours de quatre dernières décenniesLes propriétaires n'ont évidemment pas à céder à ces menaces, d'autant que l'immense majorité des ouvrages sont apparus entre le Xe et le XVIIIe siècle, et relèvent donc de droits fondés en en titre (quand bien même leur règlement d’eau aurait été égaré). courrier BORLOO , reconnaissance administrative des moulins

Quel est le bilan de l'action de la DDT 63? On lit dans le document que 196 courriers spécifiques ont été envoyés au titre de l’article L.214-17 CE, les autres ouvrages du département étant déjà classés et avertis au titre du L.432-6 CE. Ce dernier article du Code de l'environnement (aujourd'hui abrogé) est l'ancêtre du L.214-17 CE. Il permettait d'imposer sur une rivière particulière la continuité piscicole (on parlait de "cours d'eau passes à poissons"), à condition que le Préfet ait pris un arrêté précisant les motifs du classement (et que les services de l'eau de la Préfecture motivent le classement à tout propriétaire qui en fait la demande, point ayant déjà entrainé condamnation de l'Etat pour n’avoir pas produit les éléments de cette motivation (TA de PAU n°1200017 du 19-02-2013).

Dans ses courriers, la DDT a souvent recours aux menaces de « sanctions administratives », outrepasse ou interprète le Code de l’environnement, manifeste des exigences sans fondements légal, reprend dans ses courriers les arguments pour lequel l’Etat (sous la plume DDT) a été condamné quelques mois plus tôt (TA Clermont-Ferrand n°1100059 du 21-05-2013) et stratégiquement, suscite de l’ONEMA de dresser procès-verbal pour accentuer la pression.

Il serait temps d’apporter un peu plus de robustesse dans ces procédures staliniennes qui engendrent des contentieux, perturbent gravement les propriétaires… alors que l’objet consiste à respecter sereinement le Code de l’environnement.

Galipote_PV classé

 Suite à la salve des lettres de la DDT 63, il n'y a que 72 réponsesEn 2015, 17 sites ont été visités, 10 mises en demeure sont prévues. En 2014, 10 ouvrages ont été aménagés, 10 autres sont prévus en 2015. Il faut supposer que ce sont les cas les plus simples qui sont traités les premiers ? Ouvrages déjà sérieusement érodés, exploitant industriel voulant se mettre aux normes, collectivités ayant été convaincues d’agir en faveur de la destruction des ouvrages, propriétaire désinformé ou terrorisé cédant aux pressions ? Nous observons que cette stratégie, dépourvue de pédagogie, est contre-productive : les propriétaires, désormais persuadés qu’agir va leur poser des problèmes, préfèrent attendre et ne rien faire. Cela n’augure pas d'une suite facile compte tenu du nombre d'ouvrages dans ce département.

Vu les chiffres, la conclusion est claire : à ce rythme-là, il faudra 50 ans pour mettre aux normes les seuils et barrages du Puy-de-Dôme, alors que le délai légal est en 2017 (pour le bassin Loire-Bretagne) ou 2018 (pour le bassin Adour-Garonne). Nous n'avons aucune chance de tenir le délai légal de 5 ans après le classement des cours d'eau, parce que les services instructeurs de l'Etat n'ont pas la capacité de traiter plus de dossiers. Ils l'auront encore moins quand les propriétaires exigeront l’entier respect du droit et la motivation complète de l'aménagement sur chaque ouvrage, au lieu des approximations voire des abus qui ont eu lieu dans les premières années après le classement.

Ces chiffres convergent avec ceux des différentes Agences de l'eau, dont les plus importantes, en terme de linéaire classé, admettent ne pouvoir traiter qu'une centaine de dossiers par an, soit de l'ordre de la dizaine par département. Dans les bassins qui ont eu la sagesse de classer très peu de rivières en liste 2 (comme Rhône-Méditerranée-Corse), le rythme est éventuellement tenable dans les 5 ans, avec de légers retards. Mais dans les autres, nous sommes d'ores et déjà dans le rouge : les autorités et gestionnaires n'ont manifestement pas la capacité de mobiliser les moyens, au service des règlementations qu'ils ont eux-mêmes promulguées.

Le risque de cet énorme retard dans la mise en œuvre de la continuité écologique est évident : entrer dans une phase de non-droit et aboutir à l'engorgement des tribunaux administratifs par les contentieux. Ces contentieux seront aussi bien le fait de propriétaires de moulins et riverains qui ne supportent plus le chantage à l'effacement, des prescriptions administratives arbitraires et rocambolesques ou les coûts exorbitants.

Pour recouvrer un climat plus apaisé, il convient de prononcer un moratoire à l'exécution du classement des rivières et d'inviter dans une concertation élargie tous ceux que la politique de l’eau concerne, et non plus seulement quelques privilégiés de l'administration s'estimant les seuls représentants de la rivière alors qu’elle offre de multiples usages.

Abonnez vous à notre flux d'articles ici

Les commentaires sont fermés.