Barrages: de questions sans réponse à la science

L'intuition que nous exprimons, à défaut de science, n'est pas probante. Elle peut au mieux, éveiller un début de réflexion. Une étude expose l'effet positif des barrages sur l'abondance et la diversité des poissons depuis 1980 (Kuczynski et al 2018). Analysant plus de 300 relevés de poissons dans des rivières françaises entre 1980-1993 et 2004-2012, trois chercheurs montrent des déclins de population (abondance, unicité) influencés par la saisonnalité des températures et par les espèces invasives. En revanche, ils observent que la fragmentation des cours d'eau par les barrages a été associée à des gains dans cette période. Ce résultat de recherche ne valide pas le dogme public faisant des ouvrages hydrauliques un problème majeur pour la biodiversité et imposant la continuité écologique comme un enjeu de premier plan pour la gestion des rivières Se serait-on trompé en faisant en France de la suppression des barrages une priorité piscicole? Aurait-on sous-estimé l'intérêt des nouveaux écosystèmes induits et leurs nurseries? L'intérêt des barrages avec le changement climatique? Alors que nous traversons des épisodes caniculaires mettant la faune aquatique à rude épreuve, préfigurant peut-être une nouvelle "normalité" climatique, analyser sérieusement tous les impacts des ouvrages hydrauliques devrait être un impératif.
Nous avons besoin de science et d'études croisées, pas d'un dogme.

Lucie Kuczynski, Pierre Legendre et Gaël Grenouillet (Laboratoire Evolution et Diversité  Biologique, Université de Toulouse, CNRS, ENFA, UPS, Toulouse ; Université  de Montréal) ont entrepris d'étudier l'évolution des assemblages de poissons dans les rivières françaises entre les années 1980 et le début des années 2010.

Voici une traduction du résumé de la recherche tel que l'ont proposé les auteurs.

"Objectif: En réponse au changement climatique, les déplacements de la distribution des espèces résultant des extinctions locales, des colonisations et des variations de l'abondance des populations peuvent conduire à des réorganisations au niveau de la communauté. Ici, nous évaluons les changements au fil du temps dans les communautés de poissons des cours d'eau, quantifions la mesure dans laquelle ces changements sont attribuables au déclin ou à l'augmentation de la population, et identifions leurs principaux facteurs.

Lieu: France.

Période: 1980-2012.

Principaux taxons étudiés: espèces de poissons de rivière.

Méthodes: Nous avons utilisé des données de surveillance de l'abondance pour quantifier les changements de composition et de caractère unique (uniqueness) de 332 communautés de poissons des cours d'eau entre une période historique froide (1980-1993) et une période contemporaine chaude (2004-2012). Ensuite, nous avons utilisé une procédure de moyennage des modèles pour tester les impacts des facteurs liés au climat, à l'utilisation des sols et à la densité des espèces non indigènes et leurs effets d'interaction sur la réorganisation de la communauté.

Résultats: Nous avons observé une homogénéisation biotique au fil du temps dans les communautés de poissons des cours d'eau, bien que certaines communautés aient connu une différenciation. Les changements dans la composition résultent principalement de déclins de la population et ont été favorisés par une augmentation de la saisonnalité de la température et de la densité des espèces non indigènes. Les déclins de population ont diminué avec la fragmentation et les changements de densité des espèces non indigènes, tandis que les augmentations de population ont été négativement influencées par les changements dans les précipitations, et positivement par la fragmentation. Nos résultats prouvent que les changements environnementaux peuvent interagir avec d'autres facteurs (par exemple, en amont et en aval, l'intensité de la fragmentation) pour déterminer la réorganisation de la communauté.

Principales conclusions: Dans le contexte des changements globaux, les réorganisations des assemblages de poissons résultent principalement du déclin des populations d’espèces. Ces réorganisations sont structurées spatialement et entraînées par des facteurs de stress climatiques et humains. Nous soulignons ici la nécessité de prendre en compte plusieurs composantes du changement global, car l'interaction entre les facteurs de stress pourrait jouer un rôle clé dans les changements en cours en matière de biodiversité."

L'abondance des poissons, mesurée par pêche électrique à méthodologie comparable, a été mesurée en densité par 100 m2. La diversité a été analysée par un indice spatiale de contribution locale à la diversité bêta (LCBD)et un indice temporel de la même biodiversité (TBI).

Extrait de Kuczynski et al 2018, art cit.

Le graphique ci-dessus montre les coefficients de pente des modèles moyennés pour les gains (e toutes espèces, f espèces natives) et pour les pertes (g toutes espèces, h espèces natives), pour la fragmentation seule (FRAG), croisée aux précipitations (FRAGxPREC) ou aux densités d'expèces non natives (NNDxFRAG). Corrélation positive non significative (gris clair, e) pour les gains, mais corrélation négative significative (noir, g) pour les pertes.

Extrait de Kuczynski et al 2018, art cit.

La courbe ci-dessus montre l'influence positive de la fragmentation sur les gains de poissons (courbe incluant aussi les précipitations).

Les chercheurs observent à ce sujet :

"Outre le changement climatique, les activités humaines représentent une menace pour les communautés fluviales, de plus en plus importante à de nombreux égards, notamment la dégradation et la destruction de l’habitat (Wilcove, Rothstein, Dubow, Phillips et Losos, 1998). , 2007). Nos résultats ont démontré que les pertes d’abondance de la population étaient fortement reliées à la fragmentation. Les réservoirs, en atténuant la variabilité environnementale (Leroy-Poff, Olden, Merritt et Pepin, 2007), peuvent limiter les déclins de population. De plus, Martínez-Abraín et Jiménez (2016) ont proposé que les réservoirs, et plus généralement les systèmes naturels modifiés par les activités humaines, pevent servir d'habitat de substitution aux populations en déclin, leur permettant d'habiter dans des conditions suboptimales et donc de limiter leur déclin."

Autre facteur possible faisant que le déclin est contrebalancé par la fragmentation, formulé à titre d'hypothèse par les auteurs : "Les déclins de population depuis 1980 ont été plus marqués dans les sections en aval des rivières, où de plus grands changements ont eu lieu dans la composition de la communauté. Deux hypothèses non exclusives pourraient expliquer ce modèle. Premièrement, les changements les plus importants observés en aval pourraient résulter du fait que les sections en aval sont les plus touchées par les activités humaines (Meybeck, 1998), et cet effet anthropique favorise le réarrangement des assemblages (McKinney, 2006). Deuxièmement, les tronçons en amont sont moins accessibles que les tronçons en aval en raison du nombre plus élevé d'obstacles faisant office de barrières géographiques entre les tronçons de cours d'eau (Rahel, 2007)." 

Les chercheurs concluent qu'il faut prendre en considération différents stresseurs et leurs influences réciproques pour comprendre la dynamique actuelle de la biodiversité des poissons en situation de changement climatique.

Discussion
Le rôle positif des retenues sur la biomasse de poissons et sur la diversité bêta de leurs assemblages contredit ceux qui désignent la fragmentation des cours d'eau par les barrages comme un (sinon le) problème écologique majeur des milieux aquatiques, et qui militent pour la destruction de tous ces ouvrages.
Les barrages ont certes des effets négatifs, mais la vie ne s'écrit pas en noir et blanc. Ces ouvrages ont également des effets positifs en termes de production électrique, gestion quantitative de l'eau, pêche de loisir(*), patrimonial, tourisme, sports nautiques et environnement.

La "restauration" nie ces fonctionnalités socio-économiques ainsi que les nouveaux écosystèmes d'origine anthropique, dont les zones humides. Ce sont ces conditions nouvelles que les auteurs nomment l'anthropocène.
Il apparaît vain, inapproprié et dangereux d'imaginer l'avenir en espérant recréer le passé.

 

Référence : Kuczynski L et al (2018), Concomitant impacts of climate change, fragmentation and non‐native species have led to reorganization of fish communities since the 1980s, Global Ecology and Biogeography, 27, 2, 213-222

(*) nous rappelons à chaque occasion le grand écart au niveau national entre les discours et les pratiques des Fédérations de pêcheurs. Elles stigmatisent les moulins, étangs et barrages alors qu'elles en possèdent de nombreux (pas aux normes), en louent des milliers d'hectares et cherchent toujours à en acquérir (ou les faire préempter par des Collectivités).
Il faudrait établir cet inventaire pour les ramener à un peu plus de modestie et de cohérence dans les critiques adressées aux autres ouvrages et surtout dans les prescriptions qu'elles leurs infligent lors des instructions de dossiers administratifs.

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