Le silure, le saumon et la passe à poissons (Boulêtreau et al 2018)

Une équipe de chercheurs et ingénieurs français montre que les silures organisent leur chasse au niveau d'une passe à poissons de la Garonne et consomment jusqu'à 35% des saumons se présentant dans le dispositif. Le silure est un poisson originaire du Danube, introduit voici cinquante ans. Il représente donc une ultime menace pour les grands migrateurs déjà affectés par d'autres pressions en eau douce (obstacles, pollutions) et dans l'océan (surpêche, pathologies, réchauffement, changement de cycles océaniques, diminution de 80% des stocks de krill) ).
Cela pose question sur les choix publics, car cette énumération des menaces sur le saumon signifie aussi une addition des coûts sociaux et économiques si l'on souhaitait revenir à des conditions antérieures sur toutes les rivières du pays.
Combien doit-on et veut-on investir (ou perdre) pour une espèce menacée? Pour quels résultats? Avec quel consentement des citoyens et quels enjeux pour les propriétaires d'ouvrages hydrauliques à qui la loi impose la construction de passes à poissons? Elles coûtent  très cher. Celles conçues, construites et payées par l'administration il y a 20 ans n'ont eu aucun effet sur la reconstitution du stock, pire: elles facilitent la prédation du silure, espèce opportuniste et gloutonne redoutable.

Les principales causes historiques du déclin mondial des salmonidés sont la fragmentation des cours d'eau, la modification de l'habitat, l'acidification, la pollution et la surexploitation. Désormais,les changements climatiques et les espèces de poissons introduites sont aussi considérés comme des menaces potentielles, quoique moins bien connues.

Stéphanie Boulêtreau et ses 5 collègues (CNRS, université Toulouse, LNHE, EDF—R&D, Migado) ont analysé les comportements des silures vis-à-vis des saumons atlantique dans la Garonne.

Comme le remarquent ces auteurs, "les introductions de poissons prédateurs de grande taille qui se nourrissent au sommet des réseaux trophiques sont réputées pour avoir un impact sur les populations de poissons indigènes et modifier les assemblages de proies ainsi que la structure du réseau trophique. Un exemple bien connu est donné par l'introduction de la perche du Nil dans des lacs africains qui ont eu un impact négatif sur les populations de cichlidés et le réseau trophique par le biais d'effets descendants".

Largement introduit dans les années 1970, le silure (Silurus glanis) est un grand poisson-chat européen répandu dans les eaux douces d’Europe occidentale et méridionale. Il a établi des populations autonomes dans la plupart des grandes rivières. Les plus grands individus peuvent mesurer plus de 2,7 m de longueur et peser 130 kg. Le silure est un prédateur potentiel pour de nombreux poissons indigènes, y compris les migrateurs diadromes (vivant alternativement en eaux douces et salées dans leur cycle de vie, avec des migrations de plus ou moins longue distance entre ces milieux).

Dans ce travail, les chercheurs ont étudié le comportement de prédation des silures au niveau d'une passe à poissons. La Garonne s'étend sur 580 km de sa source dans les Pyrénées à l’océan Atlantique. Le complexe hydroélectrique Golfech-Malause a été construit en 1971 à environ 270 km de l'embouchure de la rivière, en aval de la confluence avec le Tarn. C'est le premier obstacle à la montaisons des anadromes. La centrale a été équipée en 1987 d’un ascenseur à poisson sur la rive droite du canal de fuite.

Un comptage vidéo installé en 1993 a permis d'observer le risque de prédation, et une analyse télémétrie RFID avec caméra acoustique de poissons taggés a été organisée pour analyser les stratégies du silure.

"Nos résultats démontrent un taux de prédation élevé (35% - 14/39 indindividus) sur le saumon à l'intérieur de la passe à poisson lors de la migration de la période de frai de 2016. Nos résultats suggèrent que quelques silures spécialisés ont adapté leur comportement de chasse à de telles proies, y compris leur présence synchronisée avec celle du saumon (c'est-à-dire davantage d'occurrences d'ici la fin de la journée). De tels résultats suggèrent que la propagation du silure pourrait avoir un impact sur la migration des espèces anadromes par le biais de systèmes anthropisés."

Le fait que le saumon a une activité à dominante diurne et le silure à dominante nocturne ne prévient donc pas cette forte prédation.

Discussion
Il s'agit d'une prédation comptabilisée de 35%. Le chiffre de 200 silures sur le site a été avancé. Quid de la prédation non comptabilisée à proximité?
Le cas de la Garonne n'est pas isolé pour ces constats de prédation des migrateurs par le silure. Une forte expansion du silure en bassin de Loire est aussi signalée depuis quelque temps, avec des consommations d'alose, saumon, anguille, lamproie, mulet, variant notamment selon la taille des individus (voir par exemple cette note de Boisneau et Belhamiti 2015). Le silure est vorace et ne fait pas la distinction entre ses proies. Protégées ou non, elles sont des espèces cibles.

Cette étude de Stéphanie Boulêtreau et ses collègues rappelle que les poissons ont des capacités adaptatives et des stratégies alimentaires assez élaborées. Le barrage et la passe à poissons sont un système artificiel, pour lequel les poissons n'ont évidement pas reçu de pression sélective menant à un répertoire dédié de comportement : cela n'empêche pas les silures d'avoir repéré l'opportunité d'attendre leurs proies à des endroits stratégiques, en profitant des montaisons et dévalaisons.

Comme souvent, l'étude pose question sur les choix publics.
- Pour les uns, elle démontrera qu'il convient de démanteler tous les ouvrages hydrauliques, conditions pour un retour "garanti" des grands migrateurs...de pures croyances alors que les stocks s'effondrent en mer.
- Pour les pêcheurs, le silure trophée est très convoité, apprécié presque vénéré. Pour les instances de la pêche, il fait vendre beaucoup de cartes de pêche. Le silure "rapporte". Il est de très mauvais aloi de le stigmatiser. Il atteint 2.50 m de long et son poids dépasse 100 kg simplement en léchant les galets du cours d'eau: le saumon et l'anguille ne figurent pas dans son régime alimentaire. 
- D'autres enfin, militent pour revenir au mythe des conditions "naturelles" antérieures, des "rivières sauvages", générateur de business.
Quelle que soit l'option, elle ne pèse que sur les propriétaires d'ouvrages. Elle représente un coût et une contrainte considérables.
La politique légitime de conservation des poissons migrateurs devrait donc se concentrer sur certains axes, mais ne plus prétendre "renaturer" sur tous les cours d'eau, des écosystèmes profondément modifiés depuis longtemps. 
Elle serait comprise et acceptée si tous les facteurs contribuant à dégrader les stocks d'espèces protégées et en voie d'extinction étaient traités de manière énergique et efficiente: lutte contre les pollutions, lutte contre la prédation loutre+cormoran+silure (le silure dans les lacs et les étangs mais exclus, par principe de précaution, des cours d'eau), éradication du braconnage etc...
En 2018, les options manquent d'assises scientifiques et de cohérences techniques.
Une situation qui oppose tous les acteurs au lieu de les rassembler autour d'objectifs d'intérêt général.

Référence : Boulêtreau S et al (2018), Adult Atlantic salmon have a new freshwater predator, PLoS One, 13(4): e0196046.

Image : localisation de l'étude Boulêtreau et 2018 ci-dessus, organisation de la passe à poisson de Golfech sur la Garonne, droit de courte citation

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