En 1867 commençait la correction des eaux du Jura

La correction des eaux du Jura a de toute évidence chamboulé le paysage naturel de manière irréversible, détruit des forêts alluviales et définitivement asséché des zones humides essentielles à la survie de nombreuses espèces végétales et animales. Nous pensons aux propos de Christian Lévêque qui rappelle, en résumé, que chaque fois que l’homme aménage la nature, il y a « un gain et une perte » en termes écosystémiques, ou aux travaux de Jean-Paul Bravard qui prône l’interdisciplinarité au sujet de l’amélioration de l’état des fleuves.

Depuis les Romains l’homme n’a eu de cesse d’aménager les cours d’eau en créant des barrages pour dériver l'eau vers des étangs piscicoles et des canaux  (canaux moyen âge). Il s'agissait à l'origine de transporter l’eau (irrigation gravitaire ou eau potable Gestion opérationnelle des transports d’eau dans les canaux et les rivières) puis de développer la pisciculture (moines) et le transport fluvial.

Des aménagements pharaoniques (toujours des immenses défis d’ingénierie en fonction de l’époque) ont été initiés dans le passé, à telle enseigne que l’on pourrait être tenté de considérer que « tout a été fait ».

Or, nos besoins hydrophages exponentiels à l’aune des sécheresses récurrentes devraient poser le problème de la gestion quantitative de l’eau gravitaire, très largement excédentaire en France, à quelques milliards de mètres cubes près.

Le viaduc de Millau est remarquable, soit (mais la route qui serpente en fond de vallée reste très une merveille paysagère). Les deux lignes LGV inaugurées récemment permettent de gagner du temps pour aller en Aquitaine ou en Bretagne, soit (mais les lignes SNCF restent  fonctionnelles). Or, ces aménagements destinés à créer une prétendue  richesse, ne sont pas stricto sensu vitaux.

Quelles sont les prospectives actuelles concernant l’angle vital de la gestion quantitative de l’eau ? Des aménagements en tête de bassin versant répondants aux risques (inondation)  et aux besoins (sécheresse), dans le sens de la GEMAPI ?

Hormis les arrêtés préfectoraux récurrents de restriction des prélèvements en eau, (alors que des milliards de m3 perdus rejoignent l’océan pendant 6 mois) l’usager-payeur ne voit poindre aucune prospective qui éviterait ces arrêtés pris par défaut.

Une sclérose cérébrale contagieuse nouvelle [militant pour des rivières libres, sauvages, sans eau, sans étangs] réduit l’homme à la contemplation, alors qu’il a tenté de répondre aux enjeux et à l’intérêt général depuis des siècles.

 

LES GRANDES LIGNES D’UN PROJET RÉUSSI

En 1867, les autorités fédérales suisses donnaient leur feu vert à la première correction des eaux du Jura. Ce vaste projet, mené sur deux périodes distinctes et en commun par la Confédération et cinq cantons, est sans aucun doute l’un des plus importants et des plus spectaculaires jamais réalisés en Suisse en matière d’aménagement et de gestion des eaux.

Il avait en effet pour ambition de protéger la région des Trois-Lacs - Morat, Neuchâtel et Bienne - à la merci d’inondations fréquentes et catastrophiques, et en même temps de transformer cette grande plaine marécageuse en terres propices au développement agricole.

Durant l’été 2017, l’Office fédéral de l’environnement et les cinq cantons concernés proposent une exposition itinérante – "Régions entreLACées" – qui permet au grand public de mieux comprendre à la fois le pourquoi et le comment de cet exceptionnel ouvrage d’ingénierie hydraulique et les défis actuels en matière d’aménagement des eaux face notamment aux changements climatiques. [1]

Le canal de la Broye, entre les lacs de Morat et Neuchâtel. Trois cantons s’y côtoient : Berne, Fribourg et Vaud.

"Lorsque l’on se promène aujourd’hui dans le Grand Marais, on n’aperçoit plus aucune trace de la misère et du désespoir d’antan. La peur des eaux appartient à l’Histoire. Le visiteur voit des jardins potagers regorgeant de légumes, des champs, de charmants villages et de petites villes médiévales. Il découvre aussi des usines, des maisons, des canaux rectilignes, de petits étangs et d’inoffensives rivières. Peu de personnes savent que ce paysage a été presque entièrement façonné par la main de l’homme."
(Matthias Nast, "Terre du lac")

Aujourd’hui le Seeland, "Pays des Lacs", a en effet tout pour plaire : de séduisants paysages lacustres que l’on peut découvrir de multiples façons, sur terre et sur l’eau, et un espace agricole prospère voué aux cultures maraîchères et réputé "plus grand jardin potager" de Suisse.

Marais et zones d’inondations
avant la 1ère correction des eaux du Jura

Rien de tout cela il y a 150 ans. La région était alors un territoire marécageux et insalubre. Ses habitants, souvent d’une extrême pauvreté, non seulement souffraient de paludisme mais étaient victimes de grosses crues quasi décennales, de l’Aar en particulier, qui envahissaient maisons et étables, détruisaient cultures et récoltes, décimaient le bétail. Autant dire que nombre d’entre eux n’avaient parfois plus d’autre choix que l’exode, voire l’émigration. Longtemps les appels à l’aide restèrent sans écho. En plus de mesures préventives ponctuelles, plusieurs propositions techniques avaient été étudiées pour tenter d’améliorer l’écoulement des eaux au pied de la chaîne du Jura, mais le contexte politique de l’époque (entre autres le conflit entre cantons libéraux-radicaux et conservateurs) de même que des intérêts économiques contradictoires (divergences sur la répartition des coûts des projets) freinaient toute velléité de concertation au niveau régional et intercantonal.

Quand le nouvel État fédéral prend ses responsabilités

Il faut d’abord attendre la création de l’État fédéral pour que le dossier de la correction des eaux du Jura aille de l’avant. La Constitution de 1848 prévoit en effet que la Confédération peut "ordonner à ses frais ou encourager par des subsides les travaux publics qui intéressent la Suisse ou une partie considérable du pays" [2]. Mais ce n’est qu’en 1867 que les autorités fédérales approuvent finalement un crédit de cinq millions de francs, soit le tiers du coût total du projet, qui permet de passer de l’utopie à la réalité. Les travaux démarrent l’année suivante.

Ils dureront jusqu’en 1891. Le cœur du projet consistait, par le biais d’un nouveau canal, à dévier l’Aar directement vers le lac de Bienne et à utiliser les trois lacs comme une sorte de grand réservoir. Cette modification fondamentale du régime des eaux dans la région devait être rééquilibrée par un aménagement conséquent qui permette d’augmenter le débit de l’Aar en aval du lac de Bienne : d’où la construction d’un exutoire artificiel et d’un nouveau canal entre Nidau et Büren, pour rejoindre le lit primitif de la rivière venue de l’Oberland bernois.

Cela impliquait également de canaliser et d’approfondir les cours d’eaux reliant les lacs - la Broye et la Thielle - de manière à garantir le bon fonctionnement de ce système naturel de vases communicants. Parallèlement, des travaux de drainage furent menés dans les grandes zones marécageuses.

Cette première correction des eaux du Jura a rapidement eu plusieurs effets assez spectaculaires, en particulier l’abaissement du niveau des trois lacs de l’ordre de 2,5 mètres, le gain de 3 000 hectares de nouveaux terrains sur les rives, l’assèchement de quelque 40 000 hectares de marais rendus à l’agriculture, la conversion de l’Île Saint-Pierre en presqu’île (lac de Bienne) et l’émergence de la Grande Cariçaie (rive sud-est du lac de Neuchâtel), devenue aujourd’hui le plus vaste ensemble marécageux lacustre de Suisse.

La deuxième correction

Les années passant, il faudra pourtant se rendre à l’évidence : l’effort accompli, aussi gigantesque soit-il, n’a pas résolu tous les problèmes. Les nouveaux aménagements n’ont pas empêché de nouvelles crues, parfois catastrophiques comme en 1910 et en 1944, et à l’inverse, en période d’étiage, le niveau des lacs descend beaucoup plus bas que ce qui avait été imaginé. La correction des eaux du Jura réclame de nouveaux travaux d’envergure pour parfaire le fonctionnement de cet ensemble hydraulique.

Pendant la 2ème correction : élargissement du canal
de la Thielle entre les lacs de Neuchâtel et de Bienne.
Ce dernier est visible en-haut de l’image avec l’Île St-Pierre,
devenue presqu’île avec l’abaissement des eaux.

Dans un premier temps, entre 1936 et 1939, un nouveau barrage est construit sur le canal de l’Aar, non loin de son exutoire du lac de Bienne, pour contrôler en amont le niveau des trois lacs et en aval celui de l’Aar. Cet ouvrage est la pièce maîtresse de tout le système : il garantit à la fois une cote minimale des lacs en période de basses eaux et un écoulement suffisant de la rivière lors des crues. La deuxième correction proprement dite des eaux du Jura intervient deux décennies plus tard, entre 1962 et 1973. Les canaux de la Broye et de la Thielle sont élargis, celui de l’Aar entre Nidau et Büren est approfondi de 5 mètres. Plus en aval encore, on s’attelle à la sauvegarde des méandres de l’Aar dont les berges sont menacées d’érosion et au-delà de Soleure à l’élimination du verrou d’alluvions amenées par une autre grande rivière bernoise, l’Emme.

Et demain ?

La double correction des eaux du Jura a aujourd’hui de quoi rassurer encore les habitants du Seeland et les riverains des trois lacs et de l’Aar. Mais le temps est aussi aux interrogations : qu’en sera-t-il dans les décennies à venir ? Quels seront par exemple les impacts des changements climatiques sur ce vaste système hydraulique, en cas de crues centennales ou de sécheresses anormalement prolongées ? Comment lutter contre l’affaissement des sols qui inquiète de plus en plus d’agriculteurs ?

Biotope et réserve naturelle dans le vieux lit de la Thielle, en aval du lac de Bienne,
non loin de son ancien confluent avec l’Aar près de Meienried, village natal de J.-R. Schneider,
l’un des grands pionniers de la correction des eaux du Jura.

À ces questionnements, et à d’autres, s’ajoutent des préoccupations d’ordre écologique : la correction des eaux du Jura, revers de la médaille, a de toute évidence chamboulé le paysage naturel de manière irréversible, détruit des forêts alluviales et définitivement asséché des zones humides essentielles à la survie de nombreuses espèces végétales et animales. Les actions menées aujourd’hui sur le terrain par les pouvoirs publics comme par les associations de protection de l’environnement permettront-elles à long terme de restaurer, sinon de préserver certains de ces écosystèmes ?

 

Bernard Weissbrodt

 

Source : http://www.aqueduc.info/1867-2017-la-correction-des-eaux-du-Jura-a-150-ans

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