La continuité de la rivière, un enjeu allant bien au-delà de l'écologie (Drouineau et al 2018)

Dans un article venant de paraître dans la revue Environmental Management, dix chercheurs proposent une réflexion sur la restauration de continuité de la rivière en lien aux poissons diadromes (ayant une partie de leur cycle de vie en mer et une autre dans l'eau douce). Après avoir observé que ces politiques sont anciennes, qu'elles obtiennent des résultats mitigés et que l'option récente d'effacement d'ouvrages en préférence aux aménagements ouvre de nouveaux enjeux sociaux, les auteurs proposent diverses pistes d'amélioration. Ils soulignent notamment que la continuité de la rivière est une question sociale et économique autant qu'écologique. Nous montrons ici que leurs critiques rejoignent nos constats de carence dans la préparation et la mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique. Mais nous émettons également diverses réserves sur la mise en oeuvre des préconisations proposées, en particulier sur la rigueur nécessaire pour l'approche objective des services rendus par les écosystèmes et de la valeur intrinsèque des acteurs non humains de la rivière, qu'il s'agisse des espèces vivantes (ne se limitant pas aux poissons diadromes), des patrimoines bâtis ou des paysages. Le décideur doit se livrer à une analyse multicritères.

Hilaire Drouineau et neuf collègues (Irstea, EDF−R&D en France, EIFER en Allemagne) proposent une réflexion sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. Ils observent : "La fragmentation des écosystèmes constitue une menace sérieuse pour la biodiversité et l'un des principaux défis en restauration des écosystèmes. La restauration de la continuité des rivières (RCR) a souvent ciblé les poissons diadromes, un groupe d'espèces qui soutient de fortes valeurs culturelles et économiques et qui est particulièrement sensible à la fragmentation des rivières. Pourtant, elle a souvent produit des résultats mitigés et les poissons diadromes restent à des niveaux d'abondance très bas."

Après avoir rappelé que les poissons migrateurs diadromes (environ 250 espèces dans le monde, une dizaine en France) font l'objet de diverses valorisations, les auteurs soulignent que les politiques de reconstitution de leurs stocks n'ont pas toujours été marquées par le succès :

"Malgré des efforts à long terme pour restaurer les poissons diadromes (les premières lois ont été adoptées dans les années 1700 pour le saumon: Brown et al 2013), ces programmes de restauration ont également connu un succès mitigé (Lichatowich et Lichatowich 2001 Lichatowich and Williams 2009). Un exemple célèbre est l'échec du programme de rétablissement du saumon du Pacifique dans le fleuve Columbia, que l'on a qualifié de plus grande tentative de restauration des écosystèmes au monde, mais qui a échoué (Lichatowich et Williams 2009). La réglementation des activités de pêche, la construction de passes à poissons et le repeuplement sont parmi les principales mesures mises en œuvre pour conserver et restaurer les poissons diadromes. En ce qui concerne plus spécifiquement la RCR pour les poissons diadromes, la construction de passes à poissons pour atténuer l'impact des obstacles à la migration est la mesure d'atténuation la plus courante."

Les chercheurs observent que l'efficacité limitée des passes (ou leur impossibilité dans certains cas) a conduit à l'émergence de la suppression des obstacles comme solution alternative, ce qui a engagé des enjeux sociaux et économiques beaucoup plus larges:

"Les passes à poissons peuvent être considérées comme des demi-mesures (Brown et al 2013), c'est-à-dire des mesures qui ne préviennent pas le problème, mais atténuent les symptômes et ont une efficience limitée (Noonan et al 2012). L'élimination des obstacles semble être beaucoup plus efficace écologiquement (Garcia De Leaniz 2008, Hitt et al 2012) et est de plus en plus perçue comme un outil essentiel dans la restauration des rivières en général, et des poissons migrateurs en particulier (Doyle et al 2013, Magilligan et al 2017). Cependant, elle soulève beaucoup plus de questions socio-économiques que des demi-mesures  (Jørgensen et Renöfält 2013, Magilligan et al 2017) en raison de la perte potentielle des avantages récréatifs ou des valeurs culturelles, esthétiques et historiques fournies par l'obstacle (par exemple patrimoine des moulins, réservoirs artificiels créés par les barrages et utilisés pour la pêche, la voile, le canoë)".

Ces demi-échecs de la restauration des populations de poissons diadromes et ces enjeux désormais élargis soulèvent donc plusieurs défis. Hilaire Drouineau et ses coauteurs en discernent trois pour l'approche écologique de la question:

  • le premier défi consiste à changer d'échelle, avec une approche de la continuité passant de l'examen des sites à l'approche par populations (incluant une phase océanique, rappelons-le) et par bassins versants;
  • le deuxième défi est d'élargir des impacts directs aujourd'hui analysés (mortabilité en turbines hydroélectrique, blocage à la montaison) vers les impacts indirects (surpêche, stress, pression sélective, isolement génétique, coût énergétique);
  • le troisième défi est de mettre au point des outils d'aide à la décision, sachant qu'"il existe un besoin évident d'un modèle mécanistique tenant compte des mouvements des poissons et de la dynamique des populations, de la structure dendritique des réseaux fluviaux fragmentés, et l'impact direct et indirect des obstacles pour (i) évaluer l'impact des obstacles à l'échelle des obstacles et à l'échelle de la population et (ii) prédire l'effet des actions de restauration."

Les auteurs observent ensuite qu'il existe de nombreuses régulations autour de cette question de la continuité ou des espèces diadromes : la directive Habitats 92/43/EEC, les recommandations de la  NASCO (North Atlantic Salmon Conservation Organisation), la convention de Berne, les projets européens Life, le règlement européen anguille 1100/2007 CE, les SDAGE des agences de l'eau, les COmité et PLAns de GEstion des POissons MIgrateurs (COGEPOMI, PLAGEPOMI).

Outre une certaine confusion et perte d'efficience dans ces dispositifs superposés, les chercheurs soulignent que la restauration de continuité entre en conflit normatif avec d'autres orientations publiques, y compris parfois dans le domaine de l'écologie. Il est ainsi observé :

"Toutes ces réglementations de conservation et de restauration interagissent potentiellement entre elles et, en fonction de la manière dont elles sont interprétées par les acteurs politiques, peuvent provoquer des conflits politiques. Par exemple, certains milieux humides ou lacs créés par la construction d'un barrage sont classés par Natura 2000 en raison de leur intérêt pour les oiseaux ou d'autres animaux ou plantes, bien qu'ils modifient la libre circulation des poissons et des sédiments. Mais cette réglementation peut entrer en conflit avec d'autres, comme sur l'utilisation de l'eau. Par exemple, à l'échelle européenne, la directive 2009/28/CE encourage l'utilisation des énergies renouvelables, y compris l'hydroélectricité, bien que les installations hydroélectriques soient souvent obstacle à la libre circulation des poissons et source de mortalité pour les espèces migrantes (Blackwell et al 1998b, Muir et al 2006, Larinier 2008, Pedersen et al 2012). La RCR [restauration de continuité écologique] peut également entrer en conflit avec la réglementation sur la propagation des espèces exotiques et des maladies (Rahel 2013, McLaughlin et al 2013, Tullos et al 2016). Rahel (2013) fournit de nombreux exemples intéressants sur la manière dont les gestionnaires ont utilisé la fragmentation pour prévenir la propagation de maladies en Norvège, en République tchèque ou aux États-Unis. En Europe, cette question est particulièrement importante pour l'aquaculture piscicole: la directive européenne 2006/88/CE définit la condition à remplir pour qu'une zone soit considérée comme 'indemne', en accordant des facilités spécifiques pour l'aquaculture. Une telle zone peut être soit un ou plusieurs bassins versants, soit une sous-partie du bassin versant délimitée par 'une barrière naturelle ou artificielle qui empêche la migration vers le haut des animaux aquatiques'. Par conséquent, la restauration de la connectivité et de la migration pourrait remettre en question le statut de zone indemne de maladie accordée aux zones finlandaises, suédoises, irlandaises, danoises ou britanniques (décision de la Commission européenne du 15 avril 2010). Enfin, la RCR peut interférer avec d'autres réglementations d'utilisation de l'eau, en particulier les règles concernant le débit minimum et l'extraction d'eau."

Au-delà de cette complexité normative à prendre en compte, en raisons des multiples biens et services que la rivière procure à la société, la restauration de continuité ne peut pas être seulement une "question écologique", mais doit être aussi traitée comme une "question socio-économique".

Le contexte de la restauration de continuité, dont la prise en compte suppose une analyse élargie (in Drouineau et al 2018, art cit, droit de courte citation). 

Plusieurs pistes sont proposées pour avancer en ce sens, avec une insistance sur la nécessité de croiser les approches de façon interdisciplinaire :

  • évaluer les biens et services écosystémiques associés aux poissons diadromes (valeur économique, culturelle, récréative)
  • comprendre la construction sociale de la restauration de continuité écologique, notamment le jeu croisé des multiples acteurs (favorables ou défavorables) dans la mise en oeuvre des réglementations puis dans leur application à diverses échelles spatiales (de l'Europe au bassin versant).

Discussion
Le travail d' Hilaire Drouineau et de ses collègues confirme divers diagnostics portés à partir de notre expérience. La continuité écologique mise en oeuvre en France à ce jour a été conçue à traits assez grossiers : elle est peu adossée à des modélisations permettant d'avoir une vue d'ensemble des enjeux. Dans la grande majorité des cas, elle les ignore dogmatiquement (l'exception concerne les obstacles prudemment respectés à proximité des ouvrages d'art par exemple).

Le discours de la destruction des ouvrages a donc soulevé une opposition diffuse (Barraud et Germaine 2017). On peut même dire de fortes controverses

Quant à l'approche en services rendus par les écosystèmes (Ecosystem Services), à l'estimation monétaire des actifs naturels (concrets) ou pire, des services environnementaux (subjectifs, potentiels, virtuels encore ignorés), nous sommes perplexe, mesuré et pour être clair, franchement hostile.

Greenwashing et spéculation environnementale

  • Ils le font par nécessité, et s'ils le font, c'est pour un ROI (return on investment): les grands groupes industriels, la grande distribution s'achètent une vertu à bon compte en sponsorisant le moindre label écologisant (créé d'ailleurs pour lever des fonds).
  • souvenons-nous des fraudes fiscales et dérives financières collossales concernant une bonne idée initiale: le carbone.
  • l'appétit féroce des spéculateurs étant illimité, ne leur donnons pas les clés de coffres vides qu'ils auront vite fait de remplir. Goldman Sachs a déjà plusieurs coups d'avance dans ce business lucratif: ça suffit, inutile de leur faciliter la tâche.

un remède?

Il ne faudrait pas ignorer ce sujet légitime de l'évaluation des services rendus par les écosystèmes, mais au lieu d'une estimation monétaire, concept déjà en oeuvre dans la finance, restons dans le volet environnemental en attribuant une note de 1 à 10 à des "Indices" à créer.

L'IBP (indice de biodiversité potentielle)  existe déjà chez les forestiers. Il est bien regrettable qu'il n'ai pas été copié par ceux qui invoquent l'écologie quotidiennement, sans jamais aucune échelle pour la mesurer.

L'IBP du cours d'eau, du peuplement piscicole (1), de la zone humide, de la bande rivulaire, du lit majeur...des axes d'études pour l'AFB?

Référence : Drouineau H et al (2018), River continuity restoration and diadromous fishes: much more than an ecological issue, Environmental Management, DOI: 10.1007/s00267-017-0992-3

Illustration : en haut, seuils joints en tuf calcaire d'une rivière jurassienne, des discontinuités naturelles.

(1) le bât risque de blesser très fort pour cet indice, car il y a 50 ans qu'il n'y a plus de souci de recherche de biodiversité dans les peuplements piscicoles standardisés, comme dans les peuplements forestiers industriels résultants de plantations monospécifiques après bulldozer.

.

Les commentaires sont fermés.