Anthropocène, grande accélération et qualité des rivières

Les géologues divisent les séquences de longue durée de l'histoire de la Terre en ères, périodes, époques et étages. Nous vivons ainsi dans une époque appelée "Holocène", commencée avec le dernier interglaciaire voici 10.000 ans, et cet Holocène se situe dans la période dite "Quaternaire", elle-même dans l'ère "Cénozoïque" (jadis appelée Tertiaire). Les frontières entre ces subdivisions sont généralement données par des événements climatiques, géologiques ou biologiques majeurs. Par exemple la frontière entre l'ère primaire (Paléozoïque) et l'ère secondaire (Mésozoïque) est fixée par la grande extinction Permien-Trias, qui a vu disparaître 95% des espèces marines et 70% des espèces terrestres voici environ 252 millions d'années (Ma).

L'Anthropocène, époque où notre espèce modifie la vie sur Terre
Depuis quelque temps, un débat anime la communauté des géologues : certains proposent la création d'une nouvelle époque, appelée Anthropocène, définie comme l'époque où l'espèce humaine est devenue la force majeure de transformation de la Terre. Parmi les traces manifestes de cette époque, on note par exemple la modification substantielle des cycles naturels du carbone, de l'azote, du phosphore, de l'uranium ; l'érosion rapide de la biodiversité avec une accélération du rythme de disparition des espèces ; la modification des composés de l'atmosphère et des équilibres énergétiques du climat ; le changement d'usage des sols, en particulier la déforestation à fin de transformation agricole. Ces événements associés au développement de l'espèce humaine laisseront des traces perceptibles dans l'histoire longue de la Terre.

Cet Anthropocène serait donc appelé à suivre l’Holocène. Mais quand débute-t-il? La plupart des propositions convergent vers le XVIIIe siècle, le commencement de la Révolution industrielle moderne qui a donné les moyens de l'explosion démographique humaine et de la transformation de la nature. Dans un article très commenté, Will Steffen et ses collègues viennent plutôt de proposer une nouvelle date : 1950. Ils nomment cette date le seuil de la "grande accélération".

Depuis 1950, les courbes exponentielles de la grande accélération
Pourquoi? Parce que cette période correspond à une très nette accélération des tendances modernes dans le domaine démographique et socio-économique, comme le démontre la forme exponentielle plutôt que linéaire de ces courbes : population, PIB, investissement, énergie primaire, urbanisation, fertilisants, usages de l'eau, grands barrages, tourisme, production de papier, transport télécommunication. (Cliquer pour agrandir)

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Les années 1950 correspondent également à une accélération dans les mesures de perturbations environnementales : dioxyde de carbone, protoxyde d'azote, méthane, ozone, température de surface, acidification des océans, volumes de pêches océaniques, nitrates en littoraux, déforestation tropicale, terres cultivées, dégradation de la biosphère terrestre. (Cliquer pour agrandir)

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 La rivière, témoin (encore) vivant d'un changement d'époque

Pourquoi parler Anthropocène et grande accélération sur le site OCE? Parce que nous rencontrons souvent chez nos interlocuteurs institutionnels l'idée (fausse) que les variations morphologiques associées aux barrages de moulins seraient à l'origine de la dégradation d'une majorité des rivières françaises. Et parce que dans le même temps, nous recevons de la plupart des riverains âgés les témoignages (vrais) que les rivières se sont dégradées bien plus récemment (et rapidement) pendant les "Trente Glorieuses". C'est-à-dire justement dans le cadre de cette grande accélération.

Et de fait, il n'y a aucune raison que les milieux aquatiques continentaux ne suivent pas le mouvement général exposé par Will Stefen et ses collègues. Certains phénomènes décrits dans les courbes ci-dessus comme le changement climatique (et les changements hydrologiques associés) ont un effet direct sur les populations piscicoles, notamment les espèces thermosensibles vivant dans des zones à la limite de température de tolérance. C'est également le cas évidemment pour la construction des grands barrages contemporains comme pour l'usage industriel de nitrates et autres intrants dans les cultures agricoles, substances qui par ruissellement et infiltration ont modifié les équilibres des masses d'eau (eutrophisation, hypoxie et anoxie, etc.).

Plus largement, c'est bien à partir des années 1950 que se généralisent la motorisation individuelle (HAP pyrolytiques qui se retrouvent dans les rivières), la chimie de synthèse permettant l'usage de masse des phytosanitaires (pesticides) et des biocides en général, des molécules médicamenteuses (perturbateurs développementaux, neurologiques et endocriniens), des lessives et produits d'entretien ou d'hygiène (notamment charge en phosphates avant interdiction), des produits industriels ou de grande consommation peu biodégradables (plastiques, PCB, etc.). Dans cette période d'abondance marquée par l'âge d'or du pétrole et du béton, on a également assisté à des travaux massifs d'urbanisation des rives et d'aménagement des berges, conduisant à des altérations et déséquilibres sur les rivières bien plus rapides que la lente installation des moulins entre le Moyen Âge et le XIXe siècle. La mondialisation des échanges et des flux a également accéléré la diffusion des espèces invasives et des pathogènes importés dans de nombreux milieux, dont les rivières.

Ne pas se tromper de cible et réformer la politique de l'eau
Une leçon de la grande accélération appliquée aux rivières est ainsi, que les naturalistes et les écologistes ne doivent pas se tromper de cible : les menaces de premier ordre sur la qualité des milieux aquatiques ne proviennent ni des seuils ni des petits barrages (quand bien même certains méritent des aménagements pour être plus fonctionnels, et pourquoi pas plus transparents sur une sélection raisonnable d'axes à grands migrateurs ou à enjeux sédimentaires). On l'observe d'ailleurs sur des espèces-témoins polluo-sensibles, dont le déclin ne correspond nullement à la construction ou la densification des seuils, comme par exemple les écrevisses du Morvan ou encore les moules perlières de certaines de nos rivières.

Les centaines de millions d'euros que la France dépense en ce moment chaque année pour des opérations de "restauration morphologique" décidées plus ou moins à l'aveugle en fonction des opportunités et non des besoins, réalisées quasiment toujours sans suivi scientifique, sont autant de budgets qui seraient mieux dépensés ailleurs :

- déjà pour avoir les campagnes de mesures de qualité exigées par la DCE 2000 (mais très incomplètes sur la majorité des masses d'eau),

- ensuite pour inciter les chercheurs à construire des modèles descriptifs et prédictifs,

- pour aider les agriculteurs à réduire leurs impacts et à sortir d'un modèle productiviste qui conduit à l'impasse,

- pour aider les communes à normaliser et améliorer leurs assainissements,

- pour favoriser l'émergence d'une "alchimie verte" orientée sur l'auto-épuration des déchets produits par nos sociétés,

- pour inclure les rivières dans la transition énergétique permettant de limiter les émissions carbone, et plus largement les émissions de tous les polluants associés à la combustion des sources fossiles.

Inverser les courbes mortifères de la grande accélération demande une vision à long terme, un diagnostic correct et une action cohérente pour répondre aux enjeux.

Alternant les longues inerties et les coups de barre brutaux, les mesurettes sans effet et les modes sans objet, les déclarations fracassantes à défaut d'idées et les inactions patentes par défaut de moyens, la politique française de l'eau n'est pas à la hauteur de cet enjeu de civilisation pour ce qui concerne la reconquête de la qualité des milieux aquatiques.

références
Will Steffen W.et al. (2015), The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration,The Anthropocene Review, epub, doi:10.1177/2053019614564785

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