A bout d'arguments… de la misère intellectuelle en milieu ministériel ?

Un dialogue à distance s'installe entre notre site et celui du Ministère de l'Ecologie, qui entreprend depuis cette semaine de dénoncer ce qu'il appelle des "idées reçues" (après que nous ayons pour notre part entrepris de démonter des "idées reçues"). Le Ministère tente notamment de nous expliquer que les seuils et barrages ont des effets graves sur les poissons. Pour appuyer ses dires, rien moins qu'un extrait sans contexte d'un bulletin de société savante de Lozère de 1861. Eh oui, on en est là…

Une des "idées fausses" prêtée par le Ministère est ainsi formulée : "Les poissons abondaient dans les rivières à l’époque où des dizaines de milliers de moulins fonctionnaient. Ces derniers n’ont donc pas d’impact sur la faune piscicole ! Il faut prendre des mesures ailleurs !"
Il n’est fait aucun commentaire. La forme exclamative et définitive sert de seul argument pour prouver que l’idée est fausse. Le procédé rhétorique est assez classique: le Ministère produit une idée extrême que personne (ou presque) ne soutient, et s'empresse d'affirmer triomphalement que l'idée est "fausse".

Nous l’avons écrit à maintes reprises, chaque fois que l’homme a aménagé la nature, il y a eu une incidence environnementale. Les piscicultures monastiques, les grands étangs et les moulins construits pour nourrir la population n’y dérogent pas. Il y a en effet eu des impacts sur les écosystèmes, positifs et négatifs. D'autres biotopes ont recouvré un profil d'équilibre.

Ce que les propriétaires de moulins et d’étangs contestent formellement et à très juste titre, c'est que l'impact des seuils et barrages serait réputé plus pénalisant au point d’imaginer tous les détruire, alors que l’on ferait fi des autres facteurs, en particulier celui des impacts des évolutions récentes de la société industrielle. Rappelons aussi que l’impact le plus lourd infligé aux peuplements piscicoles originels depuis 1960 a été provoqué par l’homme qui les a artificialisés pour la satisfaction de son propre loisir de pêche.

Le Ministère fait d'abord un pas dans la bonne direction en admettant : "Il apparaît sensé d’affirmer qu’au Moyen Age, bien avant les révolutions industrielle et agricole, lorsque la population était trois fois moins dense qu’aujourd’hui il y avait plus de poissons dans les rivières. Il semble aussi évident d’affirmer que les moulins ne sont pas les responsables uniques de la disparition de certaines espèces et de la diminution des effectifs ; dans le cas des grands migrateurs, la surpêche en mer et les grands barrages verrous ayant condamné l’accès aux meilleures frayères, ont une responsabilité indéniable dans cet effondrement."

Mais sans doute effrayé par l'audace de cet aveu, qui pourrait semer le doute sur le bien-fondé des destructions d'ouvrages formant le nouveau dogme de la Direction de l'eau et de la biodiversité, le site ministériel s'empresse de conclure: "La relation directe entre le processus de disparition de la faune piscicole et les ouvrages en rivière, notamment transversaux est un fait, prouvé depuis longtemps."

Pour défendre ce point, le Ministère de l'Ecologie produit une reproduction du bulletin de 1861 de la Société d’agriculture, d’industrie, de science et d’art du département de la Lozère.

Bulletin_ministere

Ledit bulletin affirme que les salmonidés sont contrariés par des barrages trop élevés qu'ils ne peuvent franchir. Cela n'a rien de très renversant –de même qu'en remontant vers les têtes de bassins, les salmonidés peuvent rencontrer de plus en plus de chutes naturelles qu'ils ne peuvent pas davantage franchir-. Nous avions par exemple exposé comment le saumon a peu à peu disparu des têtes de bassin du Morvan au cours du XIXe siècle, en raison des rehausses d'ouvrages hydrauliques et nouveaux ouvrages plus élevés. Les travaux ichtyologiques cités dans cette analyse prenaient justement soin de souligner que le saumon n'avait pas disparu à cause des petits ouvrages de moulins, présents de longue date sur les rivières, mais des grands travaux modernes d'aménagements hydrauliques, de la surpêche, du braconnage, des pathologies, de la prédation et de la pollution.

Le principal problème dans ce prosélytisme ministériel : aucun commentaire, aucun chiffre, aucune donnée scientifique. Nous ne remettons pas en question le grand intérêt de la littérature à laquelle nous avons recours, ni des témoignages précis dans les sociétés savantes de Lozère en 1861 et d’ailleurs, mais nous restons sur notre faim.

Il est simplement dit à la fin du texte ministériel, de manière assez cryptique pour les non-initiés : "l’étude de (Van Looy et al, 2014) a conclu : "les structures des communautés de poissons et d’invertébrés sont significativement modifiées par la présence d’obstacles à l’écoulement (seuils et barrages) à l’échelle du bassin".

Nos lecteurs, qui ont été les premiers informés de cette étude dans le grand public, savent très bien ce qu'elle dit : les barrages (toutes catégories confondues, même les grands) représentent 12% seulement de la variance de l'indicateur de qualité piscicole sur le linéaire étudié par les chercheurs. Donc l'impact est faible (88% de la variation de qualité piscicole s'explique autrement), d'autant que la même étude trouve une corrélation positive et significative (0.19) avec la richesse spécifique (la diversité des espèces est plus importante dans les rivières plus fragmentées).

Voilà des chiffres, pas des généralités. Ils ne justifient pas, pas plus que les concepts inventés pour la circonstance depuis 2010, le bien-fondé de la politique de destruction systématique du patrimoine hydraulique par le choix radical de l'effacement.

Le Ministère affirme : "Les témoignages humains sur l’abondance de poissons conservent une dimension subjective importante. Ils ne reposent pas toujours sur des données scientifiques ni sur des protocoles d’évaluation qui permettent d’établir des comparaisons."   Eh bien que le Ministère arrête donc de citer des bulletins de sociétés savantes locales du XIXe siècle, des convictions personnelles de scribes confortablement installés au bureau des milieux aquatiques ou encore des conclusions généralistes et non-informative d'études : qu'il donne plutôt les chiffres exacts ressortant des travaux scientifiques récents et qu'il informe le public des débats en cours dans la communauté des chercheurs. Car ces données contredisent l'idée que la restauration de la continuité longitudinale aurait un effet majeur sur la faune piscicole, en particulier quand on parle des moulins et des étangs formant les trois-quarts des obstacles à l'écoulement. Nous estimons, à titre d’exemple, que la mise en conformité ou l’arasement de tous les ouvrages publics devrait être prioritaire au lieu de faire pression sur tous les ouvrages modestes, devenus des boucs émissaires.
Nos rivières ont besoin d’une eau de meilleure qualité et d’un début –après 10 ans d'ostracisme- de concertations fondées sur de bonnes intentions.

Sur la défensive, désormais arc​-​bouté sur ses planifications absurdes, autoritaires et dispendieuses de continuité écologique, le Ministère de l'Ecologie ne semble pas capable de produire autre chose que du catéchisme dogmatique.

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A lire et diffuser en réponse au Ministère :

Idée reçue#02 : "Les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques"
Idée reçue#03: "Jadis, les moulins en activité respectaient la rivière, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas"

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